mardi 5 novembre 2013

L’Alpinisme français de 1939 à 1944



Cet article est riche d'enseignement car il montre que cette période de 1940-1944 va voir surgir les plus grands noms de l'alpinisme des années 50 (dont les plus connus seront à l'origine de la première sur l'Annapurna). On y retrouve aussi les grands noms du ski dont James Couttet et Honoré Bonnet et de l'escalade dont Gaston Rebuffat. On ne pourra que souligner le rôle formateur et rassembleur de Jeunesse et Montagne pour la jeune génération d'alpinistes de la période 39/44 avec notamment H. Bonnet, L Terray,  L Lachenal, Gaston Rebuffat qui y servent comme instructeurs techniques.
Enfin, fidèles à la tradition du CAF pour la patrie par la montagne, ces hommes pour la plupart répondront à l'appel de la nation pour la libération du pays en participant aux combats alpins de 44/45 à la frontière italienne face aux célèbres Gebirgsjäger allemands. On retrouve ainsi M Herzog, chef d'une unité FTP dans un bataillon de Chasseurs Alpins, L Terray au sein de la célèbre compagnie Stéphane, ...

Par le Vice-président du G. H. M. et de la F. F. M.
Malgré des difficultés de toutes sortes, l’activité sportive des alpinistes français est demeurée, depuis le début de la guerre, tout à fait remarquable. Les saisons 1942 et 1943 ont été même parmi les plus brillantes qu’ait connu l’alpinisme français. De nouveaux alpinistes de grande classe se sont révélés ou affirmés. Le niveau moyen des grimpeurs expérimentés s’est élevé d'une manière sensible. Mais les alpinistes parisiens ont cessé d’être a la tête du mouvement amateur. Disposant de facilités que ceux-ci n’avaient pas pour se ravitailler, s'entraîner et surtout fréquenter la montagne, les grimpeurs habitant les Alpes ou près des Alpes ont été de beaucoup les plus actifs et les plus riches de succès. 
Pratiquée depuis bien avant la guerre de 1914 dans les Calanques de Marseille, terrain d’entrainement incomparable en France, l’escalade y connaît, depuis l'introduction des pitons en 1935, un développement prodigieux. Mais, à part un tout petit groupe d’alpinistes expérimentés, les grimpeurs des Calanques se consacrent beaucoup plus à l’escalade artificielle qu'à l'escalade libre et ne vont guère en montagne. Ainsi, Marseille ne compte curieusement que quelques alpinistes. Pendant la guerre, un grimpeur de première force est toutefois "sorti" des Calanques, qui excelle dans tous les terrains Gaston Rebuffat.
Gaston Rebuffat au centre en compagnie de Mme Tanner, Robert Tanner, André  Coudray, Gisèle Albert et Georges Albert 
Devenu instructeur alpin à Jeunesse et Montagne, il est passé guide dès qu'il a eu lâge requis, au début de 1944. Deux alpinistes marseillais forts expérimentés, P. Moyrand et J. Save de Beaurecueil se sont lancés dans les grandes entreprises. Quant à Madame d'Albertas, l’une des premières alpinistes françaises, elle a continué à mettre à son actif quelques-unes des plus grandes escalades des Alpes, Rebuffat a eu le plus souvent pour co-équipier Lionel Terray, qui est également de première force en rocher et en glace. Originaire de Grenoble, propriétaire d’une exploitation agricole aux Houches, Terray s’est fait inscrire comme porteur au début de l’été dernier. A Nice, les frères Georges et Jean Vernet étaient demeurés sans imitateurs. Leur magnifique exemple a porté ses fruits, alors qu’ils étaient hors d’état de poursuivre leur activité. Trois grimpeurs qui sont aujourd`hui de première force, Jean Franco, instituteur à Nice et guide l’été depuis 1943 en Vallouise, Karekine Gurekian, marchand de timbres-poste et Marcel Malet, ingénieur des travaux publics de 1'Etat, ont constitué un groupe d‘alpinistes particulièrement actifs. Non seulement ils ont réussi de nombreuses et superbes courses, mais par une brillante école d‘escalade à Saint-Jeannet et des camps en Vallouise, ils ont formé une pépinière de grimpeurs capables et pleins d’activité. Les plus brillants de leurs camarades sont R. d’Agop, Georges Kogan (époux de la célèbre alpinisme Claude Kogan), P.Revel
.
Publication de Juin 1943 alertant les alpinistes du CAF sur les risques encourus en montagne
et notamment du fait de la nourriture et de la qualité moindre en matériel en cette année de guerre
A Gap, Paul Héraud, qui a trouvé la mort l‘été dernier dans les opérations de libération des Alpes, s'était élevé lui aussi au premier rang des montagnards français. C'était un homme de valeur, assez farouche, doué d’une grande curiosité d’esprit ; exerçant le métier de chaisier, il faisait des mathématiques supérieures pour se distraire.
Deux Parisiens ont donné à Briançon, où ils étaient temporairement installés, l'exemple du grand alpinisme : Micheline Blachere-Morin, qui est l‘une des premières alpinistes françaises, et son mari Gerard Blachere, ingénieur des Ponts et Chaussées, chef du service de l'équipement de la montagne, qui a affirmé ses qualités d‘alpiniste complet et de grimpeur émérite.
L’Oisans compte maintenant un guide de classe internationale : Lucien Amieux, de Villar d‘Arène. Instructeur alpin à Jeunesse et Montagne il a donné la preuve de sa valeur en répétant, avec son camarade le porteur Honoré Bonnet, également instructeur à Jeunesse et Montagne, quelques-uns des itinéraires les plus importants du massif des Ecrins dans des temps remarquablement brefs.
Dans la Vallée de Chamonix, Etienne Livacic a pris place au rang des meilleurs guides qui sont toujours Armand Charlet, Edouard Frendo et Fernand Tournier. A ceux qui les suivent, Georges Charlet, Camille et André Tournier, il faut maintenant ajouter Bernard Burnet. Trois jeunes porteurs promettent beaucoup ; le fils de Georges Charlet, Jean-Paul,  le fils d‘Armand Couttet, Léon et le fameux skieur James Couttet.

On compte maintenant quelques remarquables alpinistes chamoniards amateurs, comme Felix Martinetti.
Des alpinistes nouveaux figurent aussi à Grenoble, à Lyon et à Paris parmi ceux qui se lancent dans les entreprises sérieuses et les escalades de haute difficulté. Citons ainsi à Paris, l’étudiant Maurice Herzog, l’opticien Cauderlier, et deux des meilleurs grimpeurs de Fontainebleau, Jean Mignon, administrateur d‘un grand journal médical et le Docteur Jacques Oudot; à Grenoble, l'étudiant Michel Chevalier; à Lyon, E. Barrel et H. Claude. 
Si on n'a pas enregistré dans les Alpes Françaises de grande première sensationnelle, susceptible de soutenir par exemple la comparaison avec la conquête de la face nord du Dru, il n'en a pas moins été ouvert de nombreux itinéraires nouveaux remarquables par leur trace, leur caractère et leur difficulté. Il convient de citer notamment les suivants :
  • La diagonale de la face sud-est des Écrins (Ed. Frendo et le porteur René Rionda, 1941; reprise deux fois depuis), itinéraire qui présente la dénivellation la plus grande dans le groupe des Aiguilles de Chamonix, course très variée dans une ambiance superbe, présentant de sérieuses difficultés rocheuses et glaciaires.
  • La diagonale de la face sud-est des Écrins (Ed. Frendo et P. Heraud, 1941), longue et belle escalade difficile, presque comparable comme intérêt et difficulté à la voie directe Toumayeff-Vernet, qui a été reprise trois fois et est en passe de devenir classique.
  • La face nord-est de 1'Aiguille du Peigne (Et. Livacic et K. Martinetti, 1942), escalade de plaques très difficile et exceptionnellement délicate et exposée.
  • Le versant de Chamonix du Col du Calman (G. Rébuffat et L. Terray, 1942), escalade principalement glaciaire particulièrement dure et exposée; l’inclinaison y est exceptionnellement forte; les emplacements de repos font presque défaut; c’est certainement, dans le genre, l‘une des courses les plus sévères de la chaîne du Mont Blanc.
  • La face sud-ouest de l’Aiguille Mummery (Ch. Authenac et J. Vitrier avec Fernand Tournier, 1942, répétée quelques jours après par Jacques Aureille et G, Rebuffat); escalade de 250  mètres de hauteur, très exposée et extrêmement difficile; ce n’est pas une grande escalade, mais certainement 1’une des plus difficiles varappes de rocher pur de toute la chaîne du Mont Blanc.
  • L‘arête du Jardin de l'Aiguille d'Argentière (Docteur M. A. Azéma avec Armand Charlet, 1942; repris en 1945), belle arête fort déchiquetée et intéressante; la section la plus rude est l'escalade du Casque d‘Argentière, tour étrange qui est l‘une des plus difficiles de la chaîne. 
  • L'arête nord-ouest du Pic Sans Nom (Mme Blachere, G. Blachere, R. Picard, 1943; reprise en 1944 par P. Cauderlier et K. Gurekian); elle constitue la voie directe du glacier Noir au sommet du pic; dans sa partie supérieure l’itinéraire emprunte largement la face nord, très redressée, en rocher pourri, souvent verglacé, coupé de filets de glace. C’est une course rude et sévère, de belle envergure
  • La face sud du Pave (M. Chevalier avec G. Rébuffat, 1944), escalade verticale, avec très peu d’emplacements de repos, très difficile, avec des passages extrêmement difficiles, l‘une des plus belles du massif des Écrins.
  • La face de Freydane du Grand Pic de Belledonne (M. Chevalier avec G. Rébuffat, 1944), haute de 200 à 250 mètres, exceptionnellement aérienne, très difficile avec des passages de la plus grande difficulté. 
  • Le pilier sud des Écrins (Mme Jeanne Franco et son mari Jean Franco 1944. reprise quelques jours après par P. Cauderlier et K. Gurekian), escalade superbe et très difficile, aérienne, qui constitue l‘itinéraire le plus difficile, le plus sûr et le plus intéressant pour grimper aux Écrins depuis le glacier Noir.
  • La face nord de l'Aiguille des Pèlerins (G. Réhuffat et L. Tex-ray, 1944), rude escalade du type face nord.
  • Le versant de la Brenva du Col de Peuterey (G. et M. Herzog, G. Rebuffat, L. Terray, 1944, qui continuèrent sur le Mont Blanc par l‘arête de Peuterey), course glaciaire d‘une belle audace ; elle paraissait si exposée aux chutes de pierres que personne n’avait osé s‘y risquer pour cette raison
De très nombreuses répétitions de grandes escalades ont été faites et des courses considérées hier comme exceptionnelles sont devenues classiques ou presque. Ainsi la face sud directe de la Neige compte maintenant dix ascensions et la face sud-est directe des Écrins, neuf. L’arête du Coup de Sabre du Pic Sans Nom, conquise en 1934, a été reprise deux fois en 1942, par J. Franco et K. Gurekian et par M. et Mme Blachere, et quatre fois en 1943. L‘arête sud de l’Aiguille du Fou, gravie cinq fois avant la guerre, a été escaladée dix fois depuis par des caravanes comprenant souvent plusieurs cordées. Le Grepon par 1'Aiguille de Roc a été répété à partir de 1942 et compte huit ascensions.
Les courses d’envergure qui sont devenues classiques dans les années qui ont précédé la guerre et qui exigent, pour être menées à bien tout un ensemble de qualités ont été reprises plusieurs fois, par des cordées avec guides et des cordées sans guide. Ainsi l’itinéraire de la Sentinelle Rouge, sur le versant de la Brenva du Mont Blanc, ouvert en 1927 par les alpinistes britanniques T, Graham Brown et F. S, Smythe et parcouru plus de 20 fois, n’avait été repris qu’une fois par une cordée française en 1938, trois cordées françaises l’ont gravi en 1943 et 1944, dont deux sans guide H. Haubtmann, L. Neltner, G. Scott de Martinville; M. Herzog, P. Madeuf, J. Oudot. L‘arête de la Tour Ronde du Mont Maudit, le versant d`Argentière de l‘Aiguille Verte, 1’arête Sans Nom et l’arête des Grands Montets de l‘Aiguille Verte. la traversée complète des Aiguilles du Diable ont été réussies également plusieurs fois.
Parmi les répétitions de courses encore exceptionnelles, mais qui sont pour la plupart en passe de devenir classiques, citons les :
  • 4e, 5e, 6e, 7e ascensions directes de la face nord-ouest de l‘Aiguille du Plan (R, Jonquiere et G. Rebuffat, J. Mignon avec Camille Tournier, F. Batier et J. Morin avec Camille Tournier, M. Herzog et F. Madeuf), 
  • la 6e ascension de la face est de la Dent du Caiman (M. Herzog, P. Madeuf, J. Oudot, 1943), 
  • les 2e, 3e, 4e ascensions de l’arête est du Crocodile (Mme S. d’Albertas avec Raymond Lambert et Etienne Livacic, 1940; Frendo et Rébuffat, 1943, R. Jonquières et L.Terray, 1943); les cordées de 1943 ont évité le passage du pendule qui était le plus difficile de la course par un passage d`escalade artificielle fort délicat, 
  • la 3e ascension de l‘éperon nord des Droites (Mme S. d’Albertas avec les guides suisses Raymond Lambert et André Roch, 1921), 
  • la 4e ascension de la face nord du Dru (Mme d’Albertas avec Ed. Frendo, 1943),
  • la 57° ascension du versant de Bonne-Pierre du Dôme de Neige des Écrins (L. Amieux et H. Bonnet, 1943), 
  • les 3e, 4e, 5e ascensions de la paroi nord ouest de  l‘Olan (P. Heraud et H. Reynaud, 1942; Jean et Raymond Leininger, 1943; Lucien Amieux et H. Bonnet, 1943),
  • les 2e, 3e, 4e ascension de la muraille nord-ouest de l’Ailefroide (Lucien Amieux et H. Bonnet; J. Franco et K.Gurekian, M. Malet et P. Revel, 1943).  Les deux dernières cordées ont suivi une variante qui évite le pilier central, l‘une des sections les plus difficile de l’itinéraire original, et gravi la paroi dans dos horaires remarquablement brefs.
 Quelques exploits d‘alpinisme solitaire méritent d’être particulièrement signalés : les 5e ascension de la voie Reynier (1941), 6e ascension de le voie directe (1942), 2e ascension de la voie diagonale (1942) de la paroi sud-est des Écrins et la 1ère traversée tout à fait complète des arêtes de 1`Ai1efroide (1943) par Karekine Gurekian; l'arête nord des Trois Dents du Pelvoux (1943) par M. Malet; la 1ère ascension de le Barre Noire depuis le glacier Noir (1943) et la 2e ascension de l'arête sud-est du Pic Gaspard (1943) par Paul Héraud.
Dans le domaine de l’alpinisme hivernal, presque totalement abandonné avec la vogue du ski, on peut citer seulement le belle première hivernale du Pic Gaspard, réussie en 1943 par J. Boell et A. Le Ray.
L’activité sportive pyrénéiste a connu un certain ralentissement, en raison de l’éloignement, du aux circonstances, de ses éléments les plus entreprenants et des mesures d’interdiction prises à la frontière. Citons cependant la 10e ascension du couloir de Gaube, en 1941, par J. Simpson et J Trezieres. Le bilan que nous venons de dresser est impressionnant. Il porte en effet sur presque toutes les grandes courses et les entreprises les plus difficiles des Alpes Françaises. Il permet d’en conclure, d‘une façon légitime, que l’alpinisme sportif français a maintenu son rang, qui est celui de la classe internationale et qu’il a affirmé une éclatante vitalité.

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